Droits

Entrevue avec l’honorable juge LeBel

Le 20 novembre dernier avait lieu la seconde édition de notre évènement Marathon : Lumière sur le profilage racial. Témoignages et invités se sont succédés pendant 12 heures, au cours desquelles nous avons tenté de créer un safespace pour tous et de mettre en lumière toute l’ampleur de la problématique. Parmi ces invités, nous avons reçu l’honorable juge LeBel, juge à la Cour Suprême de 2000 à 2014, avec lequel Me Fernando Belton, avocat et président de la Clinique juridique de Saint-Michel ainsi que madame Rhita Harim, coordonnatrice à la clinique et étudiante en droit, ont pu s’entretenir.

Voici des extraits de l’entretien.

Me Belton : Dans tout ce qui entoure la question du profilage racial, la magistrature a aussi son rôle à jouer. En 2019, la Cour Suprême du Canada a rendu une décision très partagée, l’arrêt Le, rendu à 3 juges contre 2. Dans la décision, la Cour parle du profilage racial. À votre avis, quel est l’impact de cette décision aujourd’hui ?

Juge LeBel : J’aurais bien envie, évidemment, de retourner très loin, mais il faut que je fasse une remarque sur la façon dont fonctionne le droit. Il se construit graduellement, par étapes et, quelle que soit l’importance d’une décision, elle est un moment dans une évolution sociale. Pour intéressante que soit la décision rendue dans « Le », elle marque un moment, mais en même temps, elle marque un moment d’une évolution qui se continue. Si vous examinez l’arrêt « Le », vous avez mentionné à juste titre que c’est une décision qui était très partagée, à trois contre deux. En vérité, le partage se situait davantage sur un problème d’exclusion de preuve à la suite de la constatation de la violation de certains droits constitutionnels. Au fond, il y avait unanimité pour reconnaître, d’une certaine façon, la présence du phénomène social du profilage racial. […]

Comme tout jugement, il est rendu dans son contexte, et ce contexte est celui d’une intrusion policière dans l’arrière-cour d’une maison paisible à Toronto. Ce n’est pas le phénomène d’arrestation sur la voie publique — l’utilisation du pouvoir arbitraire d’intercepter quelqu’un sur la voie publique. Ça se situe dans un contexte ; d’autres décisions vont situer la question du profilage racial dans d’autres environnements. Ce qui, jusqu’à un certain point, ressort de Le, c’est que le phénomène du profilage racial a pris une telle importance et est tellement bien attesté par des études, des examens, que les tribunaux, comme élément de la preuve qui est présenté devant eux, peuvent tenir pour acquis, d’une certaine façon, que le profilage racial survient dans notre société. Il est une réalité qui se mentionne, qui se manifeste de façon diverse.

La décision ne règle pas définitivement comment on l’examine, quelles sont ses conséquences… mais elle semble dire que le phénomène existe au point de vue social et que les tribunaux peuvent en tenir compte lorsqu’ils examinent des questions de violation alléguée de la Charte, en se basant, notamment, sur l’arrêt Spence, de la Cour Suprême en 2005, qui reconnaissait la légitimité de cette prise de connaissance comme élément du système de preuve canadien. C’est quelque chose qui apporte une évolution importante dans le domaine qui nous intéresse ce soir, mais en même temps, ce n’est pas quelque chose qui règle tous les problèmes. D’ailleurs, on le voit : une formation de 5 juges, 3 contre 2, etc… et le droit continue à bouger. En somme, ça ouvre des portes, mais ça ne règle pas tout.

Madame Harim: Ça m’amène à une deuxième question. Malgré que cela ne règle pas tous les problèmes, mais que ça participe à la reconnaissance de cet enjeu social, est-ce que ça nous guide un peu sur les solutions que peuvent apporter les tribunaux à cet enjeu ?

Juge LeBel : Vous posez une question qui est très importante. Quel est le rôle des tribunaux dans ces débats sociaux? Ça illustre assez bien que les tribunaux sont capables de contribuer à certaines évolutions sociales, mais ils ne sont pas les seuls et uniques instruments de ces évolutions-là. On le voit assez bien lorsqu’on examine des problèmes de mise en œuvre de certains droits sociaux qui sont créés, par exemple, par la Charte québécoise : droit à la protection d’un environnement sain, droit à un logement, etc. Les tribunaux peuvent développer ces droits-là en leur donnant une interprétation plus large. Mais, le développement de ces droits-là repose aussi sur le cadre politique, le cadre social, et on ne peut pas espérer que cela se règle uniquement par intervention judiciaire.

Me Belton : Sur cette question-là, M. le juge, une des critiques qui est souvent amenée par les personnes qui, devant les tribunaux, amènent cette défense de profilage racial, c’est la difficulté d’en faire la preuve, malgré que oui, la Cour Suprême prend connaissance d’office de la problématique. Dès 2009 dans l’arrêt Grant, ça avait déjà été fait en reconnaissant que les personnes racisées, les personnes marginalisées, sont plus susceptibles de se faire intercepter que le reste de la population. Mais, de manière concrète, ça ne se traduit pas par des tribunaux de première instance qui, d’une part, croient les victimes de profilage racial, et d’autre part, arrivent à la conclusion que les policiers, lorsque la preuve circonstancielle est présentée, ont effectivement profilée cette personne-là.

Juge LeBel : Ce sont les difficultés du développement du droit et de la création du droit, qui dépend, en grande partie, des tribunaux de première instance. Je vous dirais que dans notre système, qu’on le veuille ou non, le tribunal fondamental est le tribunal de première instance. C’est là que s’évalue le fait, que s’apprécie la preuve, et que se tirent de premières conclusions. Si je me fie à mon expérience comme juge d’appel, les tribunaux d’appel, que ce soit la Cour d’appel du Québec ou la Cour Suprême du Canada, interviennent en quelque sorte après le fait ; après les premières constatations, pour donner des orientations, des directives d’interprétation et d’application. Mais, il reste toujours la nécessité de ce dialogue entre le plaideur, la partie, et le tribunal de première instance qu’on ne peut pas évacuer, parce que dans chaque dossier, il y a l’aspect du fait. C’est peut-être un peu de pessimisme, mais ce sont des évolutions graduelles.

Madame Harim : Graduelles… mais pas un peu trop lentes, vous pensez?

Juge LeBel : Le concept de lenteur est susceptible de porter à bien des discussions. Ce que j’ai pu observer c’est que souvent, ces questions-là prennent un certain nombre d’années avant de murir ; un certain nombre d’années qui apparait excessif à ceux qui vivent le problème, parce que des questions comme l’aide médicale à mourir ont pris un 20 ans avant d’évoluer. Dans un domaine qui m’était familier, le droit du travail, les premières interprétations de la Cour Suprême du Canada sur les garanties relatives à la négociation, à la liberté d’association, n’ont été revues qu’au bout d’une quinzaine d’années dans un premier jugement du juge Bastarache, dans « Dunmore ». C’est assez fréquent. C’est exaspérant pour ceux qui vivent ces périodes-là. Ils aimeraient voir un changement immédiat, mais le processus est ainsi conçu que même en voulant faire bouger le plus vite possible, il y a des contraintes presque institutionnelles, tenant à la structure, au mode de fonctionnement du droit, à son développement dans une société.

Me Belton : Justement, M. le juge, si je peux me permettre de rebondir sur ce dernier point, on a présentement une centaine de personnes qui nous regardent, on a eu une trentaine de témoignages jusqu’à présent de personnes qui ont été victimes de profilage racial… Que diriez-vous à ces personnes qui constatent peut-être la lenteur du système et qui sont frustrées par ces contraintes institutionnelles (par exemple le fait que ça prend beaucoup de temps avant de pouvoir aboutir jusqu’en Cour Suprême pour un dossier ou le fait que c’est très couteux)?

Juge LeBel : Je demanderais, simplement, un appel à la confiance à l’égard d’un système : le système de droit canadien qui, malgré ses travers, ses problèmes procéduraux, a su, quand même, recevoir les plaideurs qui ont soulevé un certain nombre de problèmes fondamentaux. Je pense qu’il faut être capable, malgré les tensions et les difficultés de ces situations-là, de prendre une perspective relativement longue.

Madame Harim : Je vous amène peut-être sur un autre sujet pour notre dernière question de ce soir. En 1990, la Cour Suprême rend l’arrêt Ladouceur dans lequel elle légalise à toutes fins pratiques les interceptions de routine. Nous sommes 30 ans plus tard, plusieurs juges de première instance, plusieurs auteurs de doctrine dans le milieu également, critiquent cet arrêt-là, qui permet d’intercepter sous des faux motifs des personnes. Est-ce que ce n’est pas le temps, pour vous, pour la Cour Suprême de revisiter cette question?

Juge LeBel : Écoutez, ce sera à la Cour Suprême de le décider, mais quand je regarde objectivement les choses avec ce qui s’est passé, les critiques, c’est un arrêt qui me paraît actuellement intellectuellement et juridiquement fragile.

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