Droits

Besoin d’égalité réelle – Judiciarisation des personnes en situation d’itinérance

L’imposition d’un couvre-feu par décret gouvernemental (numéro 2-2021) en janvier dernier pour lutter contre la pandémie de COVID-19 souleva plusieurs questionnements en lien avec le respect des droits fondamentaux. Parmi ces remises en question, celle concernant l’application d’une telle interdiction sous peine d’amende aux personnes en situation d’itinérance fut abordée par la Cour supérieure du Québec. Le 26 janvier dernier, la Juge Massé a finalement suspendu l’application du couvre-feu pour les personnes en situation d’itinérance[1], plus précisément l’article 29 du décret visé. Les critiques quant au décret gouvernemental et l’intervention des tribunaux dans cette affaire furent largement médiatisées. Ce traitement discriminatoire à l’égard des personnes en situation d’itinérance n’est pourtant pas un cas isolé.

La judiciarisation des personnes en situation d’itinérance constitue une problématique de « portes tournantes » qui, au même titre que le couvre-feu, a « un effet discriminatoire et disproportionné »[2] sur ces personnes. Il y a, en ce sens, autant lieu d’intervenir pour protéger les droits et le bien-être des personnes en situation d’itinérance prises dans ces portes tournantes. Les préjugés entretenus dans notre société, notamment le lien fait entre la dangerosité et les comportements des personnes itinérantes[3], alimentent cette problématique. Elle prend en revanche racine dans la législation et son application. Le droit pénal englobe le droit criminel ainsi que le droit pénal réglementaire. Ce dernier vise à sanctionner des actions ou des omissions contraires aux règles contenues dans les lois et règlements tels que le Code de sécurité routière. La judiciarisation concerne quant à elle la prise en charge par le système judiciaire et son intervention lorsque ces règles ne sont pas respectées. Judiciariser tous ces comportements peut toutefois être nuisible et même fort problématique.

En 1996, la police de quartier fut mise en place à Montréal, ce qui augmenta le recours aux contraventions dans l’espace public. La Politique de lutte aux incivilités fut ensuite adoptée en 2004, encourageant le Service de police de la ville de Montréal (SPVM) à cibler davantage les comportements des personnes marginalisées et itinérantes. Cette intervention policière accrue entraîne une charge judiciaire et financière non négligeable[4]. Un moratoire visant à empêcher l’emprisonnement de citoyens vulnérables pour des contraventions impayés a été adopté par Montréal en 2004. À l’extérieur de cette ville, en revanche, les séjours en prison sont encore un fléau[5]. L’incarcération est pourtant censée être la mesure d’exception, et non la règle. Dans la majorité de ces cas, les personnes en situation d’itinérance qui accumulent des frais impayés et qui finissent incarcérées n’ont commis que des gestes anodins. Cette incarcération vient également contrer le travail de nombreux organismes communautaires financés par l’État, en accentuant le niveau d’exclusion sociale de ces individus, selon le réseau d’aide aux personnes en situation d’itinérance de Montréal (RAPSIM).

La loi s’applique à tous·tes également : C’est l’égalité devant la loi[6]. Cette égalité formelle implique un même traitement pour tous·tes. Or, notre société se compose d’une diversité humaine ; l’égalité formelle crée donc souvent des inégalités de fait. N’est-il pas injuste de condamner une personne à respecter des délais, à payer des frais ou à se présenter en audience lorsqu’elle n’a pas les moyens de le faire? Faudrait-il réviser la législation afin qu’elle prenne en compte la réalité des personnes sans argent ni adresse fixe? Il en découlerait une égalité réelle, conception qui se fonde sur le respect des différences, puis sur le plan juridique, la reconnaissance des phénomènes systémiques de discrimination.

Le système de justice pénalise doublement les personnes en situation d’itinérance. Non seulement ces dernières se voient imposer le respect de conditions sans considération de leurs moyens, mais cette absence de moyens leur coûte une accumulation de frais et une peine qui, en bout de ligne, ne reflètent pas la gravité des actions que le système cherche à sanctionner. Les constats d’infraction impayés sont présumés contestés. Les personnes en situation d’itinérance ne sont pas en mesure de les payer ni d’être notifiées d’un délai ou d’une date d’audience ni de s’y présenter. Ainsi, elles se retrouvent souvent avec des peines disproportionnées sans avoir eu la chance de plaider leur cause devant un.e juge. Alors que les travaux compensatoires s’avèrent une alternative pour ces personnes, plusieurs contraintes émanant du système de justice en place, qui est rigide et pénalisant, bloquent leur accessibilité. Dû à ces failles, il est trompeur de penser que la voie réglementaire ne cause pas autant de tort que la voie criminelle pour les personnes en situation d’itinérance, comme le rapporte l’ASRSQ[7]. Basé sur l’art. 10 de la Charte des droits et libertés de la personne[8], le système de justice discrimine les personnes en situation d’itinérance. En effet, il a pour effet de les distinguer par leur condition sociale, puis de les priver notamment de leur droit à une peine juste et à des frais raisonnables, proportionnels à la faute commise.

La judiciarisation des personnes en situation d’itinérance révèle une discrimination indirecte, soit par effet préjudiciable[9]. La législation qui sanctionne les comportements découlant de l’occupation de l’espace public paraît neutre, mais l’absence de prise en considération de leur condition sociale entraîne des préjudices irréparables pour ces personnes, particulièrement pour les personnes victimes de profilage racial en plus de ce profilage social. Considérant « la somme [de ces] effets d’exclusion disproportionnées qui résultent de l’effet conjugué d’attitudes empreintes de préjugés et de stéréotypes [et] de politiques et pratiques généralement adoptées sans tenir compte des caractéristiques »[10] des personnes en situation d’itinérance, il y a lieu de reconnaître la dimension systémique de cette discrimination.

Le système de justice cherche à sanctionner les contrevenant·e·s pour susciter chez ces individus un sentiment de regret qui les encourage à ne plus reproduire le ou les gestes. Or, cette logique ne fonctionne pas lorsque le processus judiciaire, mais surtout la législation elle-même, ne sont pas adaptés à la réalité des personnes auxquelles ils s’adressent. Le projet de loi 32[11], sanctionné le 5 juin 2020, vise la déjudiciarisation des personnes en situation d’itinérance. La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, dans l’étude de ce projet de loi, réclame des actions systémiques pour contrer cette problématique, référant à son avis sur le profilage social publié 10 ans plus tôt. Une des constatations de cet avis était que l’existence d’infractions liées à l’occupation de l’espace public a pour conséquence directe cette judiciarisation des personnes en situation d’itinérance. Les dispositions règlementaires comportent en elles-mêmes une discrimination qui ne disparaîtra pas malgré une différente approche à l’intérieur des portes du système de justice; l’égalité formelle demeure et les racines du problème demeurent intactes. C’est pourquoi la Commission demande « la révision de toutes les dispositions réglementaires ou législatives qui sanctionnent des comportements découlant de l’occupation de l’espace public »[12]. Il est autrement impossible d’atteindre l’égalité réelle et d’éliminer les effets discriminatoires qui persistent encore aujourd’hui.

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